Ministres de l’Eucharistie

Vos visites annuelles à Nový Dvůr autour de notre évêque pourraient devenir une habitude. Tout en priant régulièrement pour vous, nous essayons, quand c’est possible, de vous rendre un service direct, par exemple en vous ouvrant les portes de notre hôtellerie. Si cette journée au monastère se déroulait sans que je donne une conférence, cela m’irait très bien. L’Eucharistie, la prière, la possiblité de se confesser, l’office divin partagé avec nous… Vous savez que je crains toujours de sortir de mon rôle quand je vous prépare une conférence. C’est le rôle du nonce, qui vous a fort bien parlé. C’est le rôle de votre évêque. Le mien ? Ce n’est pas sûr ! Mais puisqu’il faut le faire, allons-y !

Peut-être avez-vous gardé quelques souvenirs de ce que je vous ai dit l’an dernier : compter sur l’efficacité invisible des sacrements ; donner, dans notre vie sacerdotale, la place qui revient à la prière ; savoir être visible et se soutenir mutuellement par des relations amicales.

C’est exigeant d’être visible. Une pression énorme, chez les prêtres eux-mêmes et dans une partie du peuple chrétien, pousse à s’habiller comme tout le monde pour être, dit-on, plus proche des gens. La dilution dans une masse a-t-elle jamais été l’occasion d’un rapprochement ? Pour se rapprocher, il faut se rencontrer ; et pour se rencontrer, qu’avons nous d’autre à échanger que notre identité, ce que nous sommes ? Qu’ai-je à offrir à ceux qui me rencontrent, sinon ce qui émerge de mon état de chrétien, de moine et de prêtre ? Les infirmiers, les hôtesses de l’air et les chefs de gare portent un habit qui leur permet d’être repérés, afin qu’on puisse les approcher et s’adresser à eux. Ils l’enlèvent dès qu’ils ont terminé leur service. Mais un prêtre, une religieuse ont-ils jamais terminé le leur ? Les prêtres ne seraient-ils « en service » que quand ils célèbrent la liturgie ?

Il existe maintenant un fort courant de préjugés qu’il nous faut vaillamment remonter et des mauvais plis à effacer. L’habit ne fait pas le moine, affirme le proverbe. C’est vrai que l’habit ne suffit pas pour faire un moine dont l’attitude doit être tout intérieure. Mais l’habit manifeste, sous l’apparence, la nature de celui qui le porte. Et si un prêtre n’a pas l’apparence d’un prêtre, qui l’approchera pour lui ouvrir son cœur et recevoir de lui la grâce de Dieu ? Notre Père cellérier – l’économe du monastère – était un jour à Plzeň pour affaires. Un jeune homme aux cheveux longs l’aborda : « Que faut-il faire pour être baptisé ? » Dans cette question, le moine reconnut celle qu’un haut fonctionnaire éthiopien avait posé au diacre Philippe (Ac 8, 36-38). S’il n’avait pas porté l’habit, ce jeune lui aurait-il posé la question qui lui brûlait les lèvres ? Puisqu’ils étaient proches de l’évêché, notre frère y conduisit le néophyte auprès d’un prêtre. C’est pour ces errants sans foi ni repère que nous avons le devoir d’être des témoins visibles. En outre, le port de l’habit soutient la fidélité et permet donc des vies plus heureuses. Vie heureuse ne signifie pas toujours vie facile.

De quoi vais-je vous parler cette année ? Le Père Žák m’a proposé une dizaine de thèmes parmi lesquels j’en ai choisi trois, qui concernent aussi les moines. À savoir : l’Eucharistie, la prière – bien sûr – et l’acquisition d’une plus grande liberté dans nos relations affectives. C’est selon mon habitude, de manière concrète et franche que je vais les aborder. Commençons par l’Eucharistie.

L’Eucharistie

« Tout homme parlant sérieusement avoue qu’il a souffert ». J’emprunte cette remarque réaliste à un commentaire des psaumes. Elle semble un bon accès pour aborder la question essentielle de la vie chrétienne : l’Eucharistie. L’Eucharistie, c’est la passion, la mort et la résurrection du Sauveur, « re-présentée1 » dans le sacrement, pour nourrir notre route vers le bonheur, vers la vision bienheureuse de Dieu. Celui qui ne reconnaît pas qu’il a souffert et qu’il a fait souffrir autour de lui, n’a pas besoin de l’Eucharistie. Au contraire, une âme desséchée comme une toile d’araignée, écrit saint Augustin, qui se découvre loin de son Dieu, est mûre pour recevoir un aliment qui a cette particularité : celui qui le mange ne le transforme pas en soi, comme il en est des aliments de la terre, mais il est assimilé à celui qu’il reçoit en communion. C’est le Christ qui le transforme : « Ce n’est plus moi qui vis, dit saint Paul, c’est le Christ qui vit en moi ». Depuis que Dieu s’est fait l’un de nous, cet « échange merveilleux » par lequel l’homme est uni à la divinité de celui qui a pris notre humanité se trouve être, et demeurera toujours, le plus grand des mystères, l’unique antidote à l’attrait des beautés passagères, fortes et décevantes.

« Le pain de Dieu, c’est celui qui descend du ciel et qui donne la vie éternelle (Jn 6, 33) ». Lui seul rassasie. « Je suis le pain vivant, descendu du ciel. Qui mangera ce pain, vivra à jamais (Jn 6, 51) ». Il n’y a pas d’autre issue à la souffrance humaine que l’Eucharistie. Sa célébration donne vie et guérison. En prenant sur lui notre faiblesse, le Christ nous a communiqué une force qui ne nous appartenait pas. Nous lui avons laissé notre faiblesse et nous avons reçu sa force. C’est sur cette échange qu’est fondée la confiance du chrétien. Le Christ, le Fort, a tremblé à Gethsémani ; depuis ce temps-là, les martyrs affrontent la mort avec un courage qui ne vient pas d’eux. Puisqu’il est avec nous… Cette force est, en même temps, une grande faiblesse, un scandale dit saint Paul, parce qu’elle nous oblige à fonder nos vies sur une personne que l’histoire semble avoir engloutie, et qui demeure présente et active dans un rite que le Seigneur a confié à la foi de son Église2. Depuis qu’à la Cène le Christ a donné sa vie pour que nous le recevions en nourriture, il n’y a plus qu’un choix possible : accepter de renoncer à nos forces propres, à notre amour-propre, à notre volonté propre pour recevoir sa force, son amour et adhérer à sa volonté. Revêtir le Christ exige de nous beaucoup d’intelligence et toutes les capacités de notre personnalité sont engagées dans cette transformation. Mais ce n’est plus nous, c’est lui. On comprend alors pourquoi le chrétien qui s’éloigne de l’Eucharistie perd aussitôt la grâce, comme Samson qui, ensorcelé par une voix enjôleuse, se laissa couper les cheveux et perdit sa force.

La célébration de la sainte Messe à laquelle participent les baptisés (ils sont « tenus » à la messe dominicale et « invités » à la messe quotidienne) est l’acte essentiel de notre foi. Nous sommes rendus présents au sacrifice du Seigneur Jésus et lui-même se rend présent sur l’autel par la parole du prêtre, pour s’unir personnellement à chacun d’entre nous ; pour nous aider ainsi à vivre, à agir en chrétiens ; afin que l’unité de son Corps, l’Église, devienne réalité. Tout est là : centrer notre vie ordinaire sur la Personne même de Notre-Seigneur présent dans l’Eucharistie, donner à l’office divin et à la prière la première place. Ainsi, et ainsi seulement, pourrons-nous vivre et agir en chrétiens.

L’an dernier, j’avais évoqué l’art de bien célébrer. Lors de la canonisation de saint Rafael Arnaiz Baron, un trappiste espagnol, j’ai emmené frère Rafael qui venait de recevoir l’habit et quelques moines de Nový Dvůr à Rome. Quand nous avons été prié à Saint-Pierre, un groupe de pèlerins grecs-catholiques célèbrait dans une chapelle latérale. C’était si beau qu’aucun de nous ne parvenait à rompre le charme pour continuer sa route. J’ai pensé alors que nos liturgies catholiques romaines étaient bien tristes. Mais le lendemain, quand le Saint-Père est monté à l’autel de la Confession, il m’est apparu comme une évidence que la liturgie romaine, bien célébrée, n’a rien à envier à la liturgie orientale.

Quand elle est bien célébrée…

Il y a quelque chose de chorégraphique dans la liturgie catholique, mais ce n’est pas un spectacle. La beauté des gestes, leur accord, un rythme lent, aident au recueillement ; laideur, disharmonie et précipitation distraient. La messe est une « représentation » de la Passion du Christ, mais ce n’est pas du théâtre. L’imagination, l’originalité et la créativité n’y ont aucune part. Les textes liturgiques sont donnés et les modifier serait déplacé. Les ajouts, les variantes, n’apportent rien, sinon de la dispersion et du flou théologique. Elles ne peuvent que scandaliser les âmes fidèles. La musique et le chant ont leur rôle à jouer dans la célébration, mais la messe n’est pas un concert. La musique qu’on y entend et les textes qu’on y chante doivent être en décalage voulu avec ceux qui servent à la fête profane et à la danse. La liturgie est l’expression du culte que nous rendons à Dieu. Elle est l’acte humain le plus noble et doit se distinguer de tout autre.

Le prêtre ou les prêtres montent à l’autel sur lequel est dressée une croix que deux, quatre ou six cierges entourent de part et d’autre. Après une inclination profonde, ils le vénérent. S’il y a des fleurs, elles ne sont pas posées sur l’autel – espace sacré s’il en est – mais devant lui ou devant l’ambon. Sans bavardage inutile, le président ouvre la célébration, demande pardon avec le peuple pour ses infidélités, chante l’oraison comme il chantera la préface, même s’il n’a pas une très belle voix. Ce n’est pas la beauté du chant qui importe, mais que les paroles du culte se distinguent de celles de tous les jours. On ne lit pas les lectures comme on proclame un discours ; on chante l’Évangile, les jours de fête. L’homélie commente les textes du jour et le prédicateur nous fait grâce de ses propres opinions théologiques ou politiques, et de ses émotions qui n’intéressent personne. Il s’efforce d’enseigner la foi de l’Église.

Quand approche la consécration, tous s’agenouillent. Le sonneur se prépare à tinter la cloche. Autrefois, les frères convers ou les paysans qui travaillaient autour de l’église, au monastère ou au village, s’agenouillaient aussi. Le malade, dans son lit, entendait la cloche et pouvait se recueillir.

C’est face à la croix que le prêtre célèbre et non face au peuple (quelle vilaine expression !). La croix est sur l’autel ou au-dessus de lui comme dans la cathédrale de Plzeň. Tous, le prêtre et les chrétiens la regardent, puisque le sacrifice qu’elle représente est en train de se dérouler pour nous dans le sacrement.

La messe s’achève normalement par la communion, mais elle n’est pas qu’un repas. Elle est le sacrifice du Christ qu’un repas rituel conclut. Celui qui ne peut communier – s’il est trop jeune, si sa conscience n’est pas en paix… –, quelle qu’en soit la raison, n’est pas exclu de la célébration. Il est invité, il a sa place parmi les croyants et reçoit de réelles grâces de cette célébration. Dans mon enfance, on parlait de l’autel – où était célébré le sacrifice – et de la « table de communion » – où l’on venait s’agenouiller pour communier. Expressions justes. L’autel n’est pas une table et ne doit pas ressembler à une vulgaire table.

Soutenu par ces attitudes simples et traditionnelles, le recueillement est encouragé. Bien célébrer dans n’importe quel rite, voilà un facteur efficace d’unité chrétienne. La messe est une porte entrebâillée sur le ciel vers lequel nous marchons. On en sort purifié, nourri et fortifié : Nourris-moi fortement, pour que je vive fortement, les joies et les peines de ce jour, disait Père Jérôme après la communion et pendant l’action de grâce.

Inutile d’attendre de se trouver dans une cathédrale ou au monastère pour célébrer dignement. Il est des messes de paroisse qui ont une grande dignité. Enseveli dans le brouillard matinal, un village s’éveille quand les cloches se mettent en branle. La sacristine est déjà à l’église. Elle fait le ménage, change les fleurs. Une gamine de deux ans l’accompagne et chaque fois qu’elles passent ensemble devant le tabernacle, la grand-mère apprend à l’enfant à faire sa génuflexion. Quelques autres femmes emmitouflées arrivent l’une après l’autre et commencent la prière du chapelet. Une demi-heure plus tard, quand le prêtre monte à l’autel, elles sont six ou sept disséminées sur des bancs qui en contiendraient dix fois plus. Vêtu d’une chasuble moderne, digne et propre, il chante la messe. L’homélie est brève : « Depuis toujours le Seigneur a choisi un petit troupeau pour communiquer le salut au plus grand nombre. Nous pourrions avoir l’impression qu’en Europe, la foi s’étiole et que les chrétiens se réduisent à presque rien. Chacun, croyant ou incroyant, porte sa part de douleur, d’épreuves, de difficultés, de joies aussi. Si ceux qui ont reçu la grâce de la foi l’assument, même pauvrement, ils entraîneront la multitude de leurs contemporains vers le bonheur et le salut. » La messe s’achève dans un grand recueillement et la petite assistance part à son travail. Ce que je raconte, j’en ai été récemment le témoin. Ces célébrations de qualité sont à notre portée.

Puis-je, pour finir sur ce thème, faire une proposition ? La photo d’une concélébration solennelle dans un diocèse d’Afrique (quarante prêtres autour de leur évêque) m’est passée sous les yeux. Les prêtres étaient tous en chasuble et ils sont certainement plus pauvres que nous. Nous avons pris l’habitude en Occident de concélébrer en aube et en étole. Est-ce une bonne idée ? À Nový Dvůr, nous ne sommes pas riches, mais nous avons de nombreux amis et une fondation serait prête à aider les paroisses qui souhaitent renouveler leurs vêtements et leur mobilier liturgiques. Si vous avez besoin, n’hésitez pas, écrivez-nous ! Avons-nous conscience de l’attrait que peut exercer une liturgie digne sur des incroyants et plus encore sur ceux qui en comprennent le sens ? Par cette initiative, je puis participer au renouveau de la foi, moins efficacement, bien sûr, que par la prière des moines, mais beaucoup plus que par mes discours !

La prière

Pour la prière, un lieu nous est offert : l’église. Une église n’est pas d’abord un édifice de pierres, c’est un temple où l’homme est sanctifié. C’est aussi un lieu où l’homme répond à sa vocation. Pauvre, il est appelé à devenir ami de Dieu, progressivement. Or, Dieu a un visage, Dieu vient à nous. Quand nous lui répondons, il vient habiter en nous et l’église de pierres prend alors tout son sens. Rien de plus triste qu’une église où personne ne vient prier ! Je pourrais aussi bien prier dans la forêt, dans la nature, dira-t-on. On le peut, certes. Mais en dehors d’une église, c’est nous seuls qui prenons l’initiative de la prière. S’il n’y avait pas d’églises, écrivait le Cardinal Ratzinger, s’il n’y avait pas des lieux où Dieu lui-même vient demeurer, alors la divinité ne serait qu’un postulat de notre pensée3. Dieu répond-il, veut-il répondre ? Cette question resterait ouverte. La présence réelle de Dieu fait homme dans notre église signifie que Dieu a répondu. L’Eucharistie, c’est Dieu comme réponse, Notre-Seigneur comme une présence qui répond. Dans une église, l’initiative de la relation entre Dieu et l’homme n’est plus notre affaire, mais celle de Dieu, et c’est ainsi que cela devient sérieux. C’est pourquoi la prière devant le Tabernacle est la prière par excellence, une relation, une communion.

Les moines célèbrent l’office divin, six fois le jour et une fois la nuit. Vous récitez le bréviaire. Ces prières structurent nos journées et nous devons leur garder leur caractère régulier car, sinon, quelle activité nous nourrira de la Parole de Dieu et quelle pratique soutiendra notre recueillement ?

Nous avons plus de temps que vous pour la prière. C’est un élément essentiel de notre vocation. Mais vous aussi, un peu chaque jour, un peu plus chaque semaine, plus longuement de temps en temps, réservez un moment pour demeurer tranquilles et disponibles devant le Seigneur présent au tabernacle, aidé d’une prière vocale, d’invocations récitées sur votre chapelet ou d’un livre, afin de ne pas rêver, ni vous tendre, ni vous décourager. Vous trouverez au fond de l’église un texte de saint Bernard et un autre de saint François de Sales qui vous encourageront. Chaque jour, réservez aussi quelques minutes pour prier la Bienheureuse Vierge Marie, pour lui recommander votre ministère, votre vie de prêtre et de baptisé.

Si notre prière dans une église a une dimension personnelle, elle a aussi une dimension universelle. Quand nous prions Dieu par le Christ, présent dans l’Eucharistie, nous ne sommes jamais seuls. Toute l’Église célébrant l’Eucharistie prie alors avec nous. Dans cette prière, nous ne nous tenons pas devant une divinité imaginaire, mais devant le Dieu qui s’est donné à nous ; devant le Dieu qui, pour nous, s’est fait homme, Jésus, qui nous libère de la finitude de notre humanité et nous conduit à la résurrection.

La liberté affective : Et nous, qui avons tout quitté pour te suivre ?

Jésus nous libère… Le domaine de la sexualité est évidemment l’un de ceux qui exige un combat et appelle une libération que seule la grâce peut réaliser. Nous-autres moines, vous-autres prêtres, menons ce combat et attendons cette grâce d’une manière toute particulière. Je n’aurais pas abordé ces questions sensibles s’il ne s’agissait d’une demande explicite du P. Žák. Essayons d’en parler, avec grande délicatesse.

La chasteté, celle d’un moine, d’un religieux ou d’un prêtre, celle d’époux chrétiens ou celle d’un jeune sérieux, ne consiste pas d’abord à maîtriser son corps, même si cet aspect existe évidemment. Elle est surtout affaire de liberté affective.

Quand les Apôtres demandent au Maître s’il est expédient de se marier, sans rien nier, le Seigneur fait l’éloge de la chasteté en vue du Royaume des cieux. Le célibat du prêtre ou du moine ne s’est pas présenté à nous comme un choix optionnel, mais comme une condition pour répondre à un appel qui ne venait pas de nous. Nous l’avons accepté, après mûre réflexion, pour réserver notre cśur au Seigneur. À certains moments, cet engagement peut devenir un fardeau, une exigence presque insupportable. Les échecs autour de nous ne manquent pas. Quelles sont les conditions pour demeurer fidèle à ce que nous avons promis ?

Pour répondre à l’invitation d’une amitié exclusive avec le Seigneur et pour exercer son ministère, un prêtre doit avoir du cśur et un cśur libre. Libres, nos cśurs de consacrés ne le sont jamais parfaitement. Mais s’ils ne le sont pas du tout, aucun amour vrai n’est possible, ni pour Dieu, ni pour le prochain. Le cśur libre est celui qui est capable de se lier sans se cramponner. Soyons vigilants ! L’amour a de nombreuses caricatures qui lui ressemblent et le défigurent.

Avoir du cśur, mais un cśur libre, éreintante ambition ! Le prêtre est le ministre de Celui qui apprend à aimer. S’il manque lui-même de cśur, il ne rejoindra pas ceux que Dieu lui confie afin qu’ils s’engagent dans une authentique relation avec Notre-Seigneur par la prière. Cette relation est une amitié. Si le cśur du prêtre n’est pas libre, s’il s’attache, s’il attire à lui, alors c’est dramatique. Il encombre la relation ministérielle de parasites délétères et pour lui-même, et pour ceux qui s’adressent à lui. C’est en effet pour le Christ que nous devons agir, c’est à lui que tous essaient d’unir leur cśur. Cette liberté ne peut s’apprendre qu’en assumant une part de solitude, une solitude sans blindage ni isolement. On apprend à vivre en relation avec les autres, en sachant s’intéresser à eux mais sans dépendre d’eux, dans une forme d’amitié qui est un don et non une possession.

Le prêtre dans sa paroisse, l’Ancien au monastère, ne peuvent exercer leur ministère avant d’avoir au moins deviné ce que la solitude exigera d’eux. Combat jamais achevé pour acquérir un début de maturité affective. À tout le moins, faut-il le choisir et s’y engager. Jamais seul, mais toujours solitaire. Cette discipline s’acquiert et s’apprend. Elle a ses périodes de stabilité et ses périodes de crises. Sans père spirituel, sans un bon confesseur, impossible de tenir. C’est quand tout va bien et dès les débuts de notre vie sacerdotale qu’il faut apprendre les réflexes essentiels de la chasteté : apprendre à nommer les difficultés sans fausse honte, savoir se confesser ouvertement ; mettre une distance entre nous et celles qui pourraient nous éloigner de nos engagements, en leur demandant de respecter notre vocation et de nous soutenir par leur réserve ; prier suffisamment. Un prêtre qui s’était beaucoup occupé de confrères en difficultés m’avait fait autrefois cette confidence : « Jamais je n’ai vu un prêtre abandonner le sacerdoce à cause de problèmes liés à la chasteté. Certains ont eu des échecs, des chutes, mais ils se sont toujours repris. Combien de prêtres, par contre, ont peu à peu perdu le goût de la prière et de leur vocation. Après, évidemment, ils ont trouvé une âme sśur… ».

Dans le second tome de son « Jésus de Nazareth », le Saint-Père se demande si quelqu’un peut dire de lui-même qu’il est capable de « marcher sur les hauteurs de la loi nouvelle ». Qui d’entre nous se croit capable d’être, sur ce point comme sur d’autres, invulnérable ? Le problème n’est pas là. « La nouveauté authentique du commandement nouveau, continue le pape, ne peut se trouver dans l’élévation de l’agir moral (…) Nous devons nous laisser immerger dans la miséricorde du Seigneur, alors notre cśur aussi trouvera le juste chemin4 ». C’est là que se trouve le remède : se laisser immerger dans la miséricorde du Seigneur.

Ce combat n’atteint pas d’abord son but dans un meilleur équilibre psychologique, mais en révélant une préférence. « Ne rien préférer à l’amour du Christ » est le leitmotiv de la Règle de saint Benoît. Il peut devenir aussi la devise d’un prêtre. La solitude nous pèse ? Cette souffrance est bénéfique, elle crée un espace, un vide, où l’amitié du Seigneur pourra s’engouffrer. La chasteté est exigeante plus encore pour le cśur que pour le corps. Aussi noble que soit l’amour humain, c’est dans une solitude vivante que l’homme atteint le détachement qui lui permet d’être tout entier attentif à un autre et, par excellence, tout entier attentif à l’Autre, au Seigneur et à l’Église qui est son Corps.

Chers frères prêtres, bon courage ! Vivre avec le Christ est beau. Conduire d’autres à cette rencontre est bienfaisant et consolant. S’éloigner de lui, boiter, le servir avec des demi mesures ne peut satisfaire et fait souffrir. Soutenons-nous mutuellement par notre fidélité. Elle ne sera toujours qu’approchée. Mais le Seigneur le sait, il nous connaît et nous soutient. Merci, à vous aussi, pour votre prière.

Chaque fois que je parle de la prière, je crois entendre dans vos cśurs certaines pensées humaines que j’ai souvent entendues et parfois expérimentées dans mon cśur. Comment se fait-il que, sans cesse appliqués à la prière, nous ne voyons presque jamais le fruit de notre oraison ? Tels nous sommes arrivés à la prière, tels nous repartons : personne ne nous répond un mot, nous avons l’impression d’avoir travaillé pour rien. Or, que dit le Seigneur dans l’Évangile ? « Ne jugez pas selon l’apparence, jugez un jugement juste  (Jn 7, 24). Qu’est-ce qu’un « jugement juste », sinon le jugement de la foi ? Car « le juste vit de la foi » (He 2, 4). Suis donc le jugement de la foi, et non ton impression ; car la foi est véridique, et ton impression trompeuse. La vérité de la foi, c’est la promesse du Fils de Dieu lui-même : « Quand vous demandez quelque chose dans la prière, croyez que vous l’avez aussitôt reçu, et cela se fera » ( Mt 21, 22).

Que nul de vous, mes frères, ne tienne son oraison pour sans valeur : je vous le dis, celui que nous prions en sait la valeur. Avant qu’elle ait passé nos lèvres, lui-même ordonne qu’elle soit écrite dans son livre. Et nous devons espérer sans hésitation l’une de ces deux choses : il nous donnera ou bien ce que nous demandons, ou bien ce qu’il sait nous être plus utile. Car nous ne savons pas ce qu’il faut demander ; mais il a pitié de notre ignorance. Il reçoit notre prière avec bénignité et ne nous accorde pas ce qui nous serait tout à fait inutile, ou qui sera plus tard salutaire. Mais la prière n’a pas été infructueuse.

Si du moins nous faisons ce que recommande le psaume : « Que le Seigneur soit ta félicité, et lui te donnera les requêtes de ton cśur » (Ps 37, 4). Mais, ô prophète ! Tu nous recommandes de prendre notre satisfaction dans le Seigneur, comme si cette satisfaction était à portée de la main. Nous connaissons le plaisir de la nourriture, du repos, et autres choses de la terre. Mais Dieu ? Quelle satisfaction nous offre-t-il pour que nous trouvions notre joie en lui ?

Mes frères, quel est celui qui n’a pas éprouvé la joie d’une bonne conscience ? Qui n’a jamais goûté la saveur de la chasteté, de l’humilité, de la charité ? Ce n’est pas le plaisir du manger ou du boire, mais c’est bien une satisfaction, et plus grande que toutes les autres. Car c’est une satisfaction divine, et non charnelle : et quand nous éprouvons cette joie, c’est vraiment dans le Seigneur que nous avons notre félicité.

Beaucoup se plaignent d’éprouver rarement cette affection, ce sentiment doux et délectable. Ou bien ils sont assaillis de tentations, ou bien ils ont des préoccupations plus viriles et s’appliquent à la vertu non pour en éprouver de la béatitude, mais pour la vertu elle-même, pour le bon plaisir de Dieu seul, avec tout leur zèle, sinon toute leur affection. Sans nul doute, ainsi disposé, tu accomplis parfaitement la recommandation du prophète. Car il ne s’agit pas de sentir, mais d’agir. Le sentiment est pour la béatitude, mais l’acte est le propre de la vertu. « Prends ta joie dans le Seigneur », cela veut dire : tends à cela, fais tous tes efforts pour que « le Seigneur soit ta félicité ». Tu n’as pas de quoi te plaindre, mais plutôt de quoi rendre grâces : ton Dieu prend soin de toi, au point que si tu lui demandes une chose inutile, il l’échange contre un don meilleur.

Saint Bernard, Sermon sur le carême, 6-7.

S’il vous arrive, Philotée, de n’avoir point de goût ni de consolation en la méditation, je vous conjure de ne point vous troubler… Parfois prenez un livre en main et lisez-le avec attention jusqu’à ce que votre esprit soit réveillé et remis en vous… Si après cela, vous n’êtes pas consolée, pour grande que soit votre sécheresse, ne vous troublez point, mais continuez à vous tenir en une contenance dévote devant votre Dieu. Combien de courtisans y a-t-il qui vont cent fois l’année à la chambre du prince sans espérance de lui parler, mais seulement pour être vus de lui et rendre leur devoir !

Ainsi devons-nous venir, ma chère Philotée, à la sainte oraison, purement et simplement, pour rendre notre devoir et témoigner notre fidélité. S’il plaît à la divine Majesté de nous parler et de s’entretenir avec nous par de saintes inspirations et consolations intérieures, ce nous sera sans doute un grand honneur et un plaisir délicieux ; mais s’il ne lui plaît pas de nous faire cette grâce, nous laissant-là sans nous parler, non plus que s’il ne nous voyait pas et que nous ne fussions pas en sa présence, nous ne devons pourtant pas sortir ; mais au contraire nous devons demeurer là, devant cette souveraine Bonté, avec un maintien dévotieux et paisible ; et alors, infailliblement, il agréera notre patience et remarquera notre assiduité et notre persévérance.

S. François de Sales, Introduction à la vie dévote, IX.



1 « Représenté » : mot mystérieux pour rendre compte du plus grand des mystères. Saint Thomas d’Aquin l’utilise, le Concile de Trente en a répandu l’usage. À la messe, la passion, la mort et la résurrection du Seigneur sont rendues présentes. Un petit volume dû à la plume de Père Jérôme développe beaucoup mieux que je ne l’ai fait ici ces questions primordiales : Que puis-je faire ? Ed. Ad Solem 2011.

2 Cf. Aidan Nichols, La pensée de Benoît XVI, p. 152, commentant La foi chrétienne hier et aujourd’hui.

3 Joseph Ratzinger, Dieu nous est proche,, p. 95-96, Ed. Parole et Silence.

4 Benoît XVI, Jésus de Nazareth II, cf. J.-M. Guénois, Pourquoi Benoît XVI critique la morale catholique, Le Figaro, mars 2011.