Homélie du RP Abbé de Nový Dvůr à Sept-Fons, le 18 décembre 2011
Comment n’être pas sensible, ce matin, au texte du second livre de Samuel ? « Est-ce toi qui me construiras une maison pour que j’y habite ? … J’ai été avec toi partout où tu allais, j’ai supprimé devant toi tous tes ennemis. » Nous savons, n’est-ce pas, que les ennemis du moine ne sont pas des Philistins, mais des ennemis intérieurs. Continuons la lecture : « Je maintiendrai après toi le lignage issu de tes entrailles… c’est lui qui construira une maison pour mon nom. » Les fidèles de la lectio divina savent que le fils de David, Salomon, n’est pas nommé explicitement comme on s’y serait attendu et que derrière ce mot « lignage » se cache le futur Messie. Ce qui invite à lire la fin du texte avec une attention redoublée : « Je serai pour lui un père et il sera pour moi un fils : s’il commet le mal, je le châtierai par les coups que donnent les humains. Mais ma faveur ne lui sera pas retirée ». En maintenant une ambiguïté voulue entre le fils de David selon la chair et le Messie, l’écrivain inspiré propose une leçon : c’est comme pécheur que Salomon recevra les coups que donnent les humains ; mais ces coups-là, le Messie aussi les recevra, tout étranger au péché qu’il soit. Aux deux, la faveur du Très-Haut sera assurée.
Quand j’étais plus jeune, je pensais naïvement que ces coups que donnent les humains tombent en priorité sur ceux qui méprisent les bons principes – Salomon avait pactisé avec l’idôlatrie – et qu’à condition d’assimiler l’enseignement des sages, de Père Jérôme par exemple, et de suivre les bons exemples, celui de frère Théophane, la voie royale se dégagerait devant moi. Il y avait bien, c’est vrai, les épreuves des saints dont parlent les livres. Mais puisque je pressentais que cette catégorie-là n’était pas vraiment pour moi, j’envisageais l’avenir avec sérénité. Quand l’âge vint, il fallut déchanter.
Une ressemblance radicale avec le Messie, et une dissemblance non moins radicale sont inscrites dans notre existence. Comme le Messie, nous subissons l’influence du mal, il nous effleure, nous recevons ses coups, sans que pour autant la faveur du Très-Haut nous soit retirée. À la différence de lui et comme Salomon, nous commettons le mal, c’est inévitable. Nous sommes là au cœur du mystère de la vie chrétienne, et plus radicalement dans la ligne même de la vie monastique. Au cœur, pour les mêmes raisons, du ministère abbatial. Si nous voulons éviter de nous mettre de biais vis-à-vis de la pédagogie divine, il importe d’admettre une fois pour toutes que les coups qui nous adviennent ont un double motif : notre ressemblance avec le fils de David selon la chair, le pécheur ; et notre ressemblance avec le Fils de David selon l’Esprit, le Sauveur. Le plus souvent, il sera impossible de faire la distinction. L’une des grandeurs du ministère abbatial et de celui du Père Maître – car à quelques nuances près, c’est le même ministère – consiste à vivre ce mystère sur deux plans : d’abord affronter pour soi-même ces ennemis intérieurs dont Dieu nous délivre, comme David, sans pour autant nous épargner le combat – cette croix, autour du cou, m’oblige et me protège plus qu’elle ne me distingue ; puis guider et soutenir les frères appelés à mener le même combat – cette même croix est pour eux un signe ; elle indique l’orientation de leur existence. Il faut bien que nous ayons quelque chose à donner au Seigneur, sinon à quelle amitié pourrions-nous prétendre ?
Constater que le saint et l’infidèle ont l’un et l’autre une part au dedans de nous et que la frontière entre le bien et le mal passe à l’intérieur de notre cœur est le premier volet de la pédagogie bénédictine : l’humilité. Sans cette vérité centrale, ni vie chrétienne, ni existence humaine tant soit peu digne ne peut se développer .
Le bien et le mal seraient-ils comme deux parts inconciliables de notre pauvre cœur ? Ce n’est pas certain ! Car, en acceptant de descendre, chacun pour soi, au fond de ce mystère où le Christ sans péché est descendu à cause de nos péchés, nous pouvons recevoir le salut et le communiquer à d’autres. Unis avec le Seigneur, nous apprenons à puiser dans sa Passion la force de lui ressembler et de l’aimer, de se laisser aimer par lui, la force de recevoir dans la foi d’abord, puis dans la lumière après notre mort, l’élan de Vie que Dieu seul peut donner et que les hommes, nos contemporains, cherchent comme à tâtons, parfois avec désespoir. L’amitié avec le Christ que nous mendions dans notre prière quotidienne, si sèche qu’elle soit, conduit toujours à ce processus d’abaissement et d’élèvement, de mort et de résurrection. N’ayez pas peur !
Mes frères, – je m’adresse ici à ceux de Nový Dvůr – n’ayez pas peur de votre abbé quand il manque à ses devoirs, s’irrite ou s’emballe ; dites-le lui, et la grâce de Dieu sera plus forte. N’ayez pas peur quand le péché assiège votre cœur ; Dieu est fidèle, il ne permettra pas que vous soyez tentés au-delà de vos forces. N’ayez pas peur si le monde alentour semble mépriser le bonheur, tourner le dos au Seigneur : les hommes qui habitent ce monde sont les mêmes que nous et la frontière entre le bien et le mal passe aussi à l’intérieur de leur propre cœur ; la grâce de Dieu sera plus forte.
« Ne crains pas ! » C’est en effet le second volet des lectures d’aujourd’hui. Avec cette question : « Comment cela va-t-il se faire ? » Dialogue essentiel qui doit présider à l’accomplissement de toute vocation. On ne s’étonnera pas que la Bienheureuse Vierge Marie nous donne l’exemple de l’attitude juste. Elle est de notre nature, et sans péché. « Ne crains pas » ; c’est là une promesse de bienveillance, de soutien inconditionnel accordés par Dieu lorsqu’il confie une tâche. « Comment cela doit-il se faire ? » Telle est la question qui doit, pratiquement et au jour le jour, orienter notre agir : rester sur la réserve, interroger les événements et les anciens, deviner les intentions de Dieu, se garder de prendre des initiatives hâtives ou maladroites, ne pas s’imaginer que l’on connaît la volonté de Dieu dès qu’une idée ou un désir nous passe par la tête…
Moines, nous devons moins témoigner de cette vérité que la laisser pénétrer en nous, en vivre, accepter cet abaissement radical – c’est l’humilité – et cette transformation progressive – ce sont les vœux de conversion, de stabilité et d’obéissance. C’est par ce combat invisible aux yeux des hommes et même souvent à nos propres yeux que nous jouerons, dans le monde, le rôle que Dieu nous a confié. La vie monastique est à rebours des courants actuels. Cela ne l’empêche pas de jouer un rôle irremplaçable dans la société contemporaine et dans l’Église.
J’ai été un peu long. La brièveté n’est pas mon fort. Et ce n’est pas tous les jours qu’un fils de Sept-Fons revient en sa maison pour voir ses pères, avec mitre et crosse. Priez pour moi. Amen
18. 12. 2011